Vingt Mille Lieues Sous Les Mers — Part 2 by Jules Verne (classic novels to read .TXT) 📗
- Author: Jules Verne
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Mon dîner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeai mal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à sept heures. Cent vingt minutes — je les comptais — me séparaient encore du moment où je devais rejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avec violence. Je ne pouvais rester immobile. J'allais et venais, espérant calmer par le mouvement le trouble de mon esprit. L'idée de succomber dans notre téméraire entreprise était le moins pénible de mes soucis ; mais à la pensée de voir notre projet découvert avant d'avoir quitté le Nautilus, à la pensée d'être ramené devant le capitaine Nemo irrité, ou, ce qui eût été pis, contristé de mon abandon, mon coeur palpitait.
Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par les coursives, et j'arrivai dans ce musée où j'avais passé tant d'heures agréables et utiles. Je regardai toutes ces richesses, tous ces trésors, comme un homme à la veille d'un éternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la nature, ces chefs-d'oeuvre de l'art, entre lesquels depuis tant de jours se concentrait ma vie, j'allais les abandonner pour jamais. J'aurais voulu plonger mes regards par la vitre du salon à travers les eaux de l'Atlantique ; mais les panneaux étaient hermétiquement fermés et un manteau de tôle me séparait de cet Océan que je ne connaissais pas encore.
En parcourant ainsi le salon, j'arrivai près de la porte, ménagée dans le pan coupé, qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine. A mon grand étonnement, cette porte était entrebâillée. Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo était dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant, n'entendant aucun bruit, je m'approchai. La chambre était déserte. Je poussai la porte. Je fis quelques pas à l'intérieur. Toujours le même aspect sévère, cénobitique.
En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues à la paroi et que je n'avais pas remarquées pendant ma première visite, frappèrent mes regards. C'étaient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques dont l'existence n'a été qu'un perpétuel dévouement à une grande idée humaine, Kosciusko, le héros tombé au cri de Finis Polonioe, Botzaris, le Léonidas de la Grèce moderne, O'Connell, le défenseur de l'Irlande, Washington, le fondateur de l'Union américaine, Manin, le patriote italien, Lincoln, tombé sous la balle d'un esclavagiste, et enfin, ce martyr de l'affranchissement de la race noire, John Brown, suspendu à son gibet, tel que l'a si terriblement dessiné le crayon de Victor Hugo.
Quel lien existait-il entre ces âmes héroïques et l'âme du capitaine Nemo ? Pouvais-je enfin, de cette réunion de portraits, dégager le mystère de son existence ? Était-il le champion des peuples opprimés, le libérateur des races esclaves ? Avait-il figuré dans les dernières commotions politiques ou sociales de ce siècle. Avait-il été l'un des héros de la terrible guerre américaine, guerre lamentable et à jamais glorieuse ?...
Tout à coup l'horloge sonna huit heures. Le battement du premier coup de marteau sur le timbre m'arracha à mes rêves. Je tressaillis comme si un oeil invisible eût pu plonger au plus secret de mes pensées, et je me précipitai hors de la chambre.
Là, mes regards s'arrêtèrent sur la boussole. Notre direction était toujours au nord. Le loch indiquait une vitesse modérée, le manomètre, une profondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient donc les projets du Canadien.
Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement, bottes de mer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublée de peau de phoque. J'étais prêt. J'attendis. Les frémissements de l'hélice troublaient seuls le silence profond qui régnait à bord. J'écoutais, je tendais l'oreille. Quelque éclat de voix ne m'apprendrait-il pas, tout à coup, que Ned Land venait d'être surpris dans ses projets d'évasion ? Une inquiétude mortelle m'envahit. J'essayai vainement de reprendre mon sang-froid.
A neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille près de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon qui était plongé dans une demi-obscurité, mais désert.
J'ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque. Même clarté insuffisante, même solitude. J'allai me poster près de la porte qui donnait sur la cage de l'escalier central. J'attendis le signal de Ned Land.
En ce moment, les frémissements de l'hélice diminuèrent sensiblement, puis ils cessèrent tout à fait. Pourquoi ce changement dans les allures du Nautilus ? Cette halte favorisait-elle ou gênait-elle les desseins de Ned Land, je n'aurais pu le dire.
Le silence n'était plus troublé que par les battements de mon coeur.
Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus venait de s'arrêter sur le fond de l'océan. Mon inquiétude redoubla. Le signal du Canadien ne m'arrivait pas. J'avais envie de rejoindre Ned Land pour l'engager à remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisait plus dans les conditions ordinaires...
En ce moment, la porte du grand salon s'ouvrit, et le capitaine Nemo parut. Il m'aperçut, et, sans autre préambule :
« Ah ! Monsieur le professeur, dit-il d'un ton aimable, je vous cherchais. Savez-vous votre histoire d'Espagne ? »
On saurait à fond l'histoire de son propre pays que, dans les conditions où je me trouvais, l'esprit troublé, la tête perdue, on ne pourrait en citer un mot.
« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question ? Savez-vous l'histoire d'Espagne ?
— Très mal, répondis-je.
— Voilà bien les savants, dit le capitaine ils ne savent pas. Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux épisode de cette histoire. »
Le capitaine s'étendit sur un divan, et, machinalement, je pris place auprès de lui, dans la pénombre.
« Monsieur le professeur, me dit-il, écoutez-moi bien. Cette histoire vous intéressera par un certain côté, car elle répondra à une question que sans doute vous n'avez pu résoudre.
— Je vous écoute, capitaine, dis-je, ne sachant où mon interlocuteur voulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait à nos projets de fuite.
— Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien, nous remonterons à 1702. Vous n'ignorez pas qu'à cette époque, votre roi Louis XIV, croyant qu'il suffisait d'un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénées sous terre, avait imposé le duc d'Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui régna plus ou moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au-dehors, à forte partie.
« En effet, l'année précédente, les maisons royales de Hollande, d'Autriche et d'Angleterre, avaient conclu à la Haye un traité d'alliance, dans le but d'arracher la couronne d'Espagne à Philippe V, pour la placer sur la tête d'un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément le nom de Charles III.
« L'Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était à peu près dépourvue de soldats et de marins. Cependant, l'argent ne lui manquait pas, à la condition toutefois que ses galions, chargés de l'or et de l'argent de l'Amérique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandés par l'amiral de Château-Renaud, car les marines coalisées couraient alors l'Atlantique.
« Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais l'amiral, ayant appris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, résolut de rallier un port de France.
« Les commandants espagnols du convoi protestèrent contre cette décision. Ils voulurent être conduits dans un port espagnol, et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigo, située sur la côte nord-ouest de l'Espagne, et qui n'était pas bloquée.
« L'amiral de Château-Renaud eut la faiblesse d'obéir à cette injonction, et les galions entrèrent dans la baie de Vigo.
« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut être aucunement défendue. Il fallait donc se hâter de décharger les galions avant l'arrivée des flottes coalisées, et le temps n'eût pas manqué à ce débarquement, si une misérable question de rivalité n'eût surgi tout à coup.
« Vous suivez bien l'enchaînement des faits ? me demanda le capitaine Nemo.
— Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à quel propos m'était faite cette leçon d'histoire.
— Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix avaient un privilège d'après lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, débarquer les lingots des galions au port de Vigo, c'était aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc à Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procéder à son déchargement, resterait en séquestre dans la rade de Vigo jusqu'au moment où les flottes ennemies se seraient éloignées.
« Or, pendant que l'on prenait cette décision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arrivèrent dans la baie de Vigo. L'amiral de Château-Renaud, malgré ses forces inférieures, se battit courageusement. Mais quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendia et saborda les galions qui s'engloutirent avec leurs immenses trésors. »
Le capitaine Nemo s'était arrêté. Je l'avoue, je ne voyais pas encore en quoi cette histoire pouvait m'intéresser.
« Eh bien ? Lui demandai-je.
— Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu'à vous d'en pénétrer les mystères. »
Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J'avais eu le temps de me remettre. J'obéis. Le salon était obscur, mais à travers les vitres transparentes étincelaient les flots de la mer. Je regardai.
Autour du Nautilus, dans un rayon d'une demi-mille, les eaux apparaissaient imprégnées de lumière électrique. Le fond sableux était net et clair. Des hommes de l'équipage, revêtus de scaphandres, s'occupaient à déblayer des tonneaux à demi pourris, des caisses éventrées, au milieu d'épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s'échappaient des lingots d'or et d'argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable en était jonché. Puis, chargés de ce précieux butin, ces hommes revenaient au Nautilus, y déposaient leur fardeau et allaient reprendre cette inépuisable pêche d'argent et d'or.
Je comprenais. C'était ici le théâtre de la bataille du 22 octobre 1702. Ici même avaient coulé les galions chargés pour le compte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, les millions dont il lestait son Nautilus. C'était pour lui, pour lui seul que l'Amérique avait livré ses précieux métaux. Il était l'héritier direct et sans partage de ces trésors arrachés aux Incas et aux vaincus de Fernand Cortez !
« Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, que la mer contînt tant de richesse ?
— Je savais, répondis-je, que l'on évalue à deux millions de tonnes l'argent qui est tenu en suspension dans ses eaux.
— Sans doute, mais pour extraire cet argent, les dépenses l'emporteraient sur le profit. Ici, au contraire, je n'ai qu'à ramasser ce que les hommes ont perdu, et non seulement dans cette baie de Vigo, mais encore sur mille théâtres de naufrages dont ma carte sous-marine a noté la place. Comprenez-vous maintenant que je sois riche à milliards ?
— Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire qu'en exploitant précisément cette baie de Vigo, vous n'avez fait que devancer les travaux d'une société rivale.
— Et laquelle ?
— Une société qui a reçu du gouvernement espagnol le privilège de rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont alléchés par l'appât d'un énorme bénéfice, car on évalue à cinq cents millions la valeur de ces richesses naufragées.
— Cinq cents millions ! me répondit le capitaine Nemo. Ils y étaient, mais ils n'y sont plus.
— En effet, dis-je. Aussi un bon avis à ces actionnaires serait-il acte de charité. Qui sait pourtant s'il serait bien reçu. Ce que les joueurs regrettent par-dessus tout, d'ordinaire, c'est moins la perte de leur argent que celle de leurs folles espérances. Je les plains moins après tout que ces milliers de malheureux auxquels tant de richesses bien réparties eussent pu profiter, tandis qu'elles seront à jamais stériles pour eux ! »
Je n'avais pas plutôt exprimé ce regret que je sentis qu'il avait dû blesser le capitaine Nemo.
« Stériles ! répondit-il en s'animant. Croyez-vous donc, monsieur, que ces richesses soient perdues, alors que c'est moi qui les ramasse ? Est-ce pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces trésors ? Qui vous dit que je n'en fais pas un bon usage ? Croyez-vous que j'ignore
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