Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique by Albert Robida (inspirational books for students .txt) 📗
- Author: Albert Robida
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—Je ne ris pas, moi!
—Je ne puis faire un pas chez moi, recevoir quelqu'un, causer avec des amis, sans que des appareils subrepticement braqu�s sur moi ne me photographient, ne phonoclichent mes faits et gestes... et alors, quand vous avez vos clich�s, quand vos phonographes r�p�tent ce qui s'est dit ici, ce sont des bouderies ou des sc�nes � n'en plus finir! J'en ai assez!...
—Encore une fois, qui �tait ce monsieur?
—C'�tait mon p�dicure!... mon bottier!... mon notaire!... mon oncle!... mon grand-p�re!... mon neveu!... mon coiffeur!... s'�cria la dame avec volubilit�.
—Ne vous moquez pas de moi... Voyons, je vous en supplie, Sylvia, ma ch�re Sylvia! rappelez-vous...�
M. Philox Lorris, avan�ant doucement, aper�ut alors Sulfatin: il �tait seul, criant et gesticulant devant la grande plaque du T�l�, dans laquelle on distinguait une dame paraissant non moins �mue que lui, une forte et plantureuse brune dans laquelle le savant reconnut l'�toile du Moli�re-Palace, Sylvia, la trag�dienne-m�dium, qu'il avait vue quelquefois dans ses grands r�les des classiques arrang�s.
�Eh bien! eh bien! se dit M. Philox Lorris, c'est donc vrai ce qu'on m'a dit. Sulfatin se d�range! Qui l'e�t dit! Qui l'e�t cru!�
Mais Sulfatin faiblissait maintenant, sa voix s'adoucissait; plus de col�re dans ses paroles, seulement un accent de reproche.
�Je vous demande seulement de m'expliquer... Mon Dieu, vous devriez comprendre... Sylvia, je vous prie, rappelez-vous ce que vous me disiez nagu�re, ce que vous m'avez jur�...�
La dame du T�l� eut un acc�s de rire nerveux.
�Ce que j'ai jur�? serments de th��tre, monsieur, s'il faut vous le dire pour en finir avec toutes vos sc�nes de jalousie, serments de th��tre! �a ne compte pas!
—�a ne compte pas! s'�cria Sulfatin rugissant de fureur. Coquine!!!�
Un grand bruit de cristal bris� fit bondir M. Philox Lorris, l'image de Sylvia disparut, la plaque du T�l� �clata en morceaux. Sulfatin venait de lancer une chaise � travers le T�l� et pi�tinait maintenant sur les d�bris.
�Coquine! Gueuse! Ah! �a ne compte pas!... Tiens! attrape!�
Philox Lorris se pr�cipita sur son collaborateur:
�Sulfatin! que faites-vous? Voyons, Sulfatin, j'en rougis pour vous! C'est une honte!�
Sulfatin s'arr�ta brusquement. Ses traits contract�s par la fureur se d�tendirent et il resta tout penaud devant Philox Lorris.
�Un accident, dit-il; je crois que j'ai eu une rage de dents... il faudra que j'aille chez le dentiste.
—Vous ne savez pas ce que vous faites! Vous laissez mes phonogrammes musicaux se d�t�riorer sur votre balcon; et maintenant, vous cassez les appareils... Vous allez bien! Mais il n'est pas question de cela, mon ami; reprenez vos esprits et songeons � notre grande affaire... O� est Adrien La H�ronni�re?
—Je ne sais pas, balbutia Sulfatin, en passant la main sur son front, je ne l'ai pas vu.
—Mais sa pr�sence est n�cessaire, s'�cria Philox Lorris, il nous le faut pour la d�monstration de l'infaillibilit� de notre produit... Est-ce d�solant d'�tre aussi mal second� que je le suis! Mon fils est un niais sentimental, il n'aura jamais l'�toffe d'un savant passable... je renonce � l'espoir de voir jaillir en lui l'�tincelle... Et voil� que vous, Sulfatin, vous que je croyais un second moi-m�me, vous vous occupez aussi de niaiseries! Voyons, qu'avez-vous fait de La H�ronni�re? Qu'avez-vous fait de votre ex-malade?
—Je vais voir, je vais m'informer...
—D�p�chez-vous et revenez bien vite avec lui dans mon cabinet... M. Ars�ne des Marettes nous attend... Vite, voici la partie musicale qui tire � sa fin, je vais dire � Georges d'ajouter quelques morceaux.�
Pendant ce temps, pendant que Philox Lorris courait � la poursuite de Sulfatin, pendant la sc�ne du T�l�, M. Ars�ne des Marettes, rest� seul, s'�tait l�g�rement assoupi dans son fauteuil. L'illustre homme d'�tat �tait fatigu�, il venait de travailler fortement, pendant les vacances de la Chambre, d'abord � une �dition phonographi�e de ses discours, pour laquelle il avait d� revoir un � un les phonogrammes originaux afin de modifier �� et l� une intonation ou de perfectionner un mouvement oratoire; puis � un grand ouvrage qu'il avait en train depuis de bien longues ann�es, lequel grand ouvrage, outre l'�norme �rudition qu'il exigeait, outre une quantit� inou�e de recherches historiques, d'�tudes documentaires, demandait � �tre longuement et fortement pens�, � �tre creus� en de profondes et solitaires m�ditations.
Cet ouvrage, d'un int�r�t immense et universel, destin� � une Biblioth�que des Sciences sociales, portait ce titre magnifique:
HISTOIRE DES D�SAGR�MENTS
caus�s a l'homme par la femme
depuis l'age de pierre jusqu'a nos jours
�TUDE SUR L'�TERNEL F�MININ A TRAVERS LES SI�CLES
subdivis�e en plusieurs parties
Livre Ier.—Les fautes lointaines et leurs funestes cons�quences. Livre II.—Tyrannie hypocrite et domination ouverte. Livre III.—D�veloppement g�n�ral des tendances dominatrices dans la vie priv�e. Livre IV.—Les �poques troubl�es et leurs vraies causes. Si�cles frivoles et sanglants. Livre V.—Les reines du monde. Livre VI.—Grandissement n�faste de la puissance f�minine depuis l'accession de la femme aux fonctions publiques.Est-il, nous le demandons, un sujet plus vaste et plus passionnant, qui soul�ve les plus importants probl�mes et touche davantage aux �ternelles pr�occupations de la race humaine? Cet ouvrage, qui prend l'homme � ses d�buts et nous montre les longues et douloureuses cons�quences de ses premi�res fautes, doit bouleverser toutes les notions de l'histoire. En r�alit�, M. Ars�ne des Marettes entend cr�er une nouvelle �cole historique, moins s�che, moins politique, plus r�aliste et plus simple.
Il faut nous attendre � de v�ritables r�v�lations, � un bouleversement complet des vieilles id�es traditionnellement admises! La lumi�re de l'histoire va �clairer enfin bien des causes obscures ou rest�es inaper�ues jusqu'ici et faire appara�tre les peuples et les races sous leur vrai jour. Ce gigantesque ouvrage soul�vera, le jour de son apparition, les plus violentes pol�miques, M. Ars�ne des Marettes s'y attend bien; mais il est arm� pour la lutte et il soutiendra vaillamment ce qu'il croit �tre le bon combat. D�j�, sur de vagues indiscr�tions, le parti f�minin, tr�s remuant � la Chambre et dans le pays, attaque en toute occasion M. des Marettes; celui-ci a d�j� port� un premier coup au parti en cr�ant la Ligue pour l'�mancipation de l'homme, et il s'est jur� de lancer son Histoire des d�sagr�ments caus�s � l'homme par la femme avant les �lections prochaines.
H�las! on le devine ais�ment, M. Ars�ne des Marettes a souffert. Le chef de la ligue revendicatrice des droits masculins est une victime!
Jadis, au temps de sa lointaine jeunesse, M. des Marettes a �t� mari�. Jadis, il y a trente-deux ans, il a eu quelques graves d�sagr�ments avec Mme des Marettes, �pouse frivole et capricieuse, volage m�me, dit-on. A la suite de p�nibles dissentiments, M. et Mme des Marettes, un beau matin, abandonn�rent, chacun de son c�t�, le domicile conjugal, sans s'�tre donn� le mot. M. des Marettes partit � droite, Mme des Marettes � gauche.
Ce fut le commencement d'une �re de douce tranquillit�. M. Ars�ne des Marettes put reprendre ses esprits, revenir � ses ch�res �tudes et consacrer tous ses instants � la lutte par la parole et par la plume contre toutes les tyrannies.
Pendant quelque temps, les deux �poux se sont parfois rencontr�s dans les salons, en voyage, aux bains de mer; apr�s un �change de regards courrouc�s, chacun d'eux tournait vivement les talons. Puis Mme des Marettes disparut et M. des Marettes, � son grand soulagement, n'en entendit plus parler.
�tendu dans un large fauteuil, l'auteur de l'Histoire des d�sagr�ments caus�s � l'homme somnole en songeant � ce livre qui couronnera sa carri�re et posera d�finitivement sa gloire sur de larges assises. Il voit, dans une r�verie �vocatrice, le d�fil� des grandes figures f�minines de tous les temps, de ces femmes dont la beaut� ou l'intelligence pernicieuse influ�rent trop souvent sur le cours des �v�nements, sur le destin des empires, de ces femmes qui furent toutes, suivant M. des Marettes, en tous pays et � toutes les �poques, par leurs d�fauts ou m�me par leurs qualit�s, plus ou moins funestes au repos des peuples!
Regardez! C'est l'aurore des temps. C'est �ve d'abord, la premi�re, dont il est inutile de rappeler la faute aux incalculables cons�quences, �ve marchant, blonde et souriante, en t�te d'un cort�ge d'apparitions �tincelantes et fulgurantes: S�miramis, H�l�ne, Cl�op�tre, et bien d'autres; des reines, des princesses, des �pouses tyranniques, tourments de paisibles monarques, des fianc�es jalouses bouleversant les �tats de malheureux princes inoffensifs, de terribles reines m�rovingiennes, d'alti�res duchesses du Moyen �ge amenant ou portant la ruine et la d�vastation de province en province, des favorites enfin qui, par leurs intrigues ou simplement par le jeu de leurs jolis yeux, doucement voil�s de cils blonds, lancent les peuples les uns contre les autres!...
Et, parmi ces figures historiques, d'autres femmes de toutes les �poques, bourgeoises de condition modeste, qui, dans le cercle restreint de la vie priv�e, � d�faut de peuples � tracasser, de destins de nations � bouleverser, ont d� se contenter de gouverner plus ou moins despotiquement leur m�nage...
Ah, grand Dieu! ces tyrannies minuscules qui s'exercent sur cet infime th��tre, contenues entre les quatre murs d'un appartement et non r�pandues entre les fronti�res d'un vaste royaume, ce sont peut-�tre les plus dures, celles dont le joug p�se le plus lourdement, sans repos, sans tr�ve, toujours... Ce pauvre Ars�ne des Marettes ne le sait que trop par exp�rience!
Ph�nom�ne �trange, toutes ces apparitions, imp�ratrices ou favorites, grandes dames ou bourgeoises, depuis H�l�ne jusqu'� la Pompadour, elles ont toutes la figure de Mme des Marettes, telle qu'elle �tait lors de sa fugue il y a trente-deux ans, telle que se la rappelle son vindicatif �poux! �ve elle-m�me, la premi�re de toutes, c'est d�j� Mme des Marettes, qui fut une fort jolie blonde d'ailleurs, aux yeux pleins de langueur; l'orgueilleuse S�miramis, c'est Mme des Marettes cherchant � imposer cruellement son autorit�; Fr�d�gonde, c'est la col�reuse petite Mme des Marettes s'escrimant du bec et des ongles et cassant jadis les assiettes du m�nage; Marguerite de Bourgogne, c'est encore Mme des Marettes; Marie Stuart, qui avait le mot piquant et qui, ses maris manquant, ennuya fort �lisabeth d'Angleterre, c'est Mme des Marettes lan�ant � son �poux, d�s la lune de miel, chang�e en lune de vinaigre, des mots d�sagr�ables; Catherine de M�dicis, la terrible dame aux poisons savants, aux �lixirs de courte vie, c'est Mme des Marettes, servant un jour aux invit�s de son mari, de graves magistrats, des carafes d'Hunyadi-Janos avec le vin!...
Toutes, toutes, jusqu'aux derniers rangs du d�fil�, ont les traits de la terrible Mme des Marettes..... C'est toujours la m�me, toujours la figure blonde inoubliable qui hante depuis si longtemps les r�ves et les cauchemars de M. Ars�ne des Marettes.
M�lant ainsi ses petits souvenirs personnels, toujours cuisants, aux r�miniscences historiques, M. Ars�ne des Marettes voit d�filer, pour ainsi dire, tous les chapitres de son œuvre maintenant si avanc�e, la partie historique et la partie philosophique, o�, de d�duction en d�duction, de constatation en constatation, avec sa p�n�trante analyse, il nous montre ce ph�nom�ne psychologique qui a d�j� pr�occup� les penseurs: la femme restant toujours la femme, toujours identique � elle-m�me, toujours pareille, en tous lieux et en tous temps, � tous les �ges et sous tous les climats, alors que l'homme pr�sente tant de vari�t�s de caract�re, suivant les races, les �poques et les milieux.
Et M. des Marettes est satisfait, et il est heureux, et il songe � l'effet que la grande Histoire des d�sagr�ments caus�s � l'homme va produire, aux bienfaits qui en d�couleront, aux id�es de r�voltes masculines qu'elle va r�veiller.
Tout � coup, la sonnerie du T�l�, cet �ternel drinn-drinn que nous entendons retentir � toute minute, qui ne nous laisse aucun repos, qui toujours nous rappelle que nous faisons partie d'une vaste machine �lectrique travers�e par des millions de fils, la sonnerie du T�l� tira M. des Marettes de sa r�verie historico-philosophique.
Il sursauta sur son fauteuil, allongea le bras et, machinalement, appuya sur le bouton du r�cepteur.
�All�! all�! dit une voix, M. le d�put� Ars�ne des Marettes est-il � la soir�e de M. Philox Lorris? Il est pri� de venir � l'appareil...�
C'�tait justement lui qu'on demandait. Le grand historien se r�veilla tout � fait et r�pondit imm�diatement:
�All�! all�! me voici! Qui me demande?�
La plaque du T�l�
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