Vingt Mille Lieues Sous Les Mers — Part 2 by Jules Verne (classic novels to read .TXT) 📗
- Author: Jules Verne
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La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuvième parallèle, sur la côte nord-ouest de Ceylan. Il était formé par une ligne allongée de la petite île Manaar. Pour l'atteindre, il fallait remonter tout le rivage occidental de Ceylan.
« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pêche des perles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers de Chine et du Japon, dans les mers du sud de l'Amérique, au golfe de Panama, au golfe de Californie ; mais c'est à Ceylan que cette pêche obtient les plus beaux résultats. Nous arrivons un peu tôt, sans doute. Les pêcheurs ne se rassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et là, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent à cette lucrative exploitation des trésors de la mer. Chaque bateau est monté par dix rameurs et par dix pêcheurs. Ceux-ci, divisés en deux groupes, plongent alternativement et descendent à une profondeur de douze mètres au moyen d'une lourde pierre qu'ils saisissent entre leurs pieds et qu'une corde rattache au bateau.
— Ainsi, dis-je, c'est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage ?
— Toujours, me répondit le capitaine Nemo, bien que ces pêcheries appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquels le traité d'Amiens les a cédées en 1802.
— Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l'employez, rendrait de grands services dans une telle opération.
— Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent demeurer longtemps sous l'eau. L'Anglais Perceval, dans son voyage à Ceylan, parle bien d'un Cafre qui restait cinq minutes sans remonter à la surface, mais le fait me paraît peu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu'à cinquante-sept secondes, et de très habiles jusqu'à quatre-vingt-sept ; toutefois ils sont rares, et, revenus à bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreilles de l'eau teintée de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pêcheurs peuvent supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hâtent d'entasser dans un petit filet toutes les huîtres perlières qu'ils arrachent ; mais, généralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux ; leur vue s'affaiblit ; des ulcérations se déclarent à leurs yeux ; des plaies se forment sur leur corps, et souvent même ils sont frappés d'apoplexie au fond de la mer.
— Oui, dis-je, c'est un triste métier, et qui ne sert qu'à la satisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantité d'huîtres peut pêcher un bateau dans sa Journée ?
— Quarante à cinquante mille environ. On dit même qu'en 1814, le gouvernement anglais ayant fait pêcher pour son propre compte, ses plongeurs, dans vingt journées de travail, rapportèrent soixante-seize millions d'huîtres.
— Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sont-ils suffisamment rétribués ?
— A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils ne gagnent qu'un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un sol par huître qui renferme une perle, et combien en ramènent-ils qui n'en contiennent pas !
— Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres ! C'est odieux.
— Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque pêcheur hâtif s'y trouve déjà, eh bien, nous le verrons opérer.
— C'est convenu, capitaine.
— A propos, monsieur Aronnax, vous n'avez pas peur des requins ?
— Des requins ? » m'écriai-je.
Cette question me parut, pour le moins, très oiseuse.
« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.
— Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore très familiarisé avec ce genre de poissons.
— Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua le capitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D'ailleurs, nous serons armés, et, chemin faisant, nous pourrons peut-être chasser quelque squale. C'est une chasse intéressante. Ainsi donc, à demain, monsieur le professeur, et de grand matin. »
Cela dit d'un ton dégagé, le capitaine Nemo quitta le salon.
On vous inviterait à chasser l'ours dans les montagnes de la Suisse, que vous diriez : « Très bien ! demain nous irons chasser l'ours. » On vous inviterait à chasser le lion dans les plaines de l'Atlas, ou le tigre dans les jungles de l'Inde, que vous diriez : « Ah ! ah ! il paraît que nous allons chasser le tigre ou le lion ! » Mais on vous inviterait à chasser le requin dans son élément naturel, que vous demanderiez peut-être à réfléchir avant d'accepter cette invitation.
Pour moi, je passai ma main sur mon front où perlaient quelques gouttes de sueur froide.
« Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutres dans les forêts sous-marines, comme nous l'avons fait dans les forêts de l'île Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est à peu près certain d'y rencontrer des squales, c'est autre chose ! Je sais bien que dans certains pays, aux îles Andamènes particulièrement, les nègres n'hésitent pas à attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacet dans l'autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants ! D'ailleurs, je ne suis pas un nègre, et quand je serais un nègre, je crois que, dans ce cas, une légère hésitation de ma part ne serait pas déplacée. »
Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces vastes mâchoires armées de multiples rangées de dents, et capables de couper un homme en deux. Je me sentais déjà une certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digérer le sans-façon avec lequel le capitaine avait fait cette déplorable invitation ! N'eût-on pas dit qu'il s'agissait d'aller traquer sous bois quelque renard inoffensif ?
« Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispensera d'accompagner le capitaine. »
Quant à Ned Land, j'avoue que je ne me sentais pas aussi sûr de sa sagesse. Un péril, si grand qu'il fût, avait toujours un attrait pour sa nature batailleuse.
Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement. Je voyais, entre les lignes, des mâchoires formidablement ouvertes.
En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l'air tranquille et même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.
« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo que le diable emporte ! - vient de nous faire une très aimable proposition.
— Ah ! dis-je, vous savez...
— N'en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le commandant du Nautilus nous a invités à visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiques pêcheries de Ceyland. Il l'a fait en termes excellents et s'est conduit en véritable gentleman.
— Il ne vous a rien dit de plus ?
— Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n'est qu'il vous avait parlé de cette petite promenade.
— En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur...
— Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n'est-il pas vrai ?
— Moi... sans doute ! Je vois que vous y prenez goût, maître Land.
— Oui ! c'est curieux, très curieux.
— Dangereux peut-être ! ajoutai-je d'un ton insinuant.
— Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion sur un banc d'huîtres ! »
Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d'éveiller l'idée de requins dans l'esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d'un oeil troublé, et comme s'il leur manquait déjà quelque membre. Devais-je les prévenir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m'y prendre.
« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des détails sur la pêche des perles ?
— Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les incidents qui...
— Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s'engager sur le terrain, il est bon de le connaître.
— Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que l'Anglais Sirr vient de m'apprendre à moi-même. »
Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d'abord le Canadien me dit :
« Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'une perle ?
— Mon brave Ned, répondis-je, pour le poète, la perle est une larme de la mer ; pour les Orientaux, c'est une goutte de rosée solidifiée ; pour les dames, c'est un bijou de forme oblongue, d'un éclat hyalin, d'une matière nacrée, qu'elles portent au doigt, au cou ou à l'oreille ; pour le chimiste, c'est un mélange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de gélatine, et enfin, pour les naturalistes, c'est une simple sécrétion maladive de l'organe qui produit la nacre chez certains bivalves.
— Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acéphales, ordre des testacés.
— Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés, l'oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnesmarines, en un mot tous ceux qui sécrètent la nacre c'est-à-dire cette substance bleue, bleuâtre, violette ou blanche, qui tapisse l'intérieur de leurs valves, sont susceptibles de produire des perles.
— Les moules aussi ? demanda le Canadien.
— Oui ! les moules de certains cours d'eau de l'Ecosse, du pays de Galles, de l'Irlande, de la Saxe, de la Bohème, de la France.
— Bon ! on y fera attention, désormais, répondit le Canadien.
— Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c'est l'huître perlière, la méléagrina-Margaritifera la précieuse pintadine. La perle n'est qu'une concrétion nacrée qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhère à la coquille de l'huître, ou elle s'incruste dans les plis de l'animal. Sur les valves, la perle est adhérente ; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule stérile, soit un grain de sable, autour duquel la matière nacrée se dépose en plusieurs années, successivement et par couches minces et concentriques.
— Trouve-t-on plusieurs perles dans une même huître ? demanda Conseil.
— Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un véritable écrin. On a même cité une huître, mais je me permets d'en douter, qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins.
— Cent cinquante requins ! s'écria Ned Land.
— Ai-je dit requins ? m'écriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante perles. Requins n'aurait aucun sens.
— En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par quels moyens on extrait ces perles ?
— On procède de plusieurs façons, et souvent même, quand les perles adhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le plus communément, les pintadines sont étendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage. Elles meurent ainsi à l'air libre, et, au bout de dix jours, elles se trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On les plonge alors dans de vastes réservoirs d'eau de mer, puis on les ouvre et on les lave. C'est à ce moment que commence le double travail des rogueurs. D'abord, ils séparent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom de franche argentée, de bâtarde blanche et de batarde noire, qui sont livrées par caisses de cent vingt-cinq à cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlèvent le parenchyme de l'huître, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d'en extraire jusqu'aux plus petites perles.
— Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil.
— Non seulement selon leur grosseur, répondis-je, mais aussi selon leur forme, selon leur eau, c'est-à-dire leur couleur, et selon leur orient, c'est-à-dire cet éclat chatoyant et diapré qui les rend si charmantes a l'oeil. Les plus belles perles sont appelées perles vierges ou paragons ; elles se forment isolément dans le tissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent opaques, mais quelquefois d'une transparence opaline, et le plus communément sphériques ou piriformes. Sphériques, elles forment les bracelets ; piriformes, des pendeloques, et, étant les plus précieuses, elles se vendent à la pièce. Les autres perles adhèrent à la coquille de l'huître, et, plus irrégulières, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre inférieur se classent les petites perles, connues sous le nom de semences ; elles se vendent à la mesure et servent plus particulièrement à exécuter des broderies sur les ornements d'église.
— Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selon leur grosseur, doit être long et difficile, dit le Canadien.
— Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles percés d'un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingts trous, sont de premier ordre.
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