Vingt Mille Lieues Sous Les Mers — Part 1 by Jules Verne (great book club books TXT) 📗
- Author: Jules Verne
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Ce fut un enchantement que cet éblouissant spectacle ! Peut-être quelque condition atmosphérique augmentait-elle l'intensité de ce phénomène ? Peut-être quelque orage se déchaînait-il à la surface des flots ? Mais, à cette profondeur de quelques mètres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur, et il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.
Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelque merveille nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulés, ses mollusques, ses poissons. Les journées s'écoulaient rapidement, et je ne les comptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait à varier l'ordinaire du bord. Véritables colimaçons, nous étions faits à notre coquille, et j'affirme qu'il est facile de devenir un parfait colimaçon.
Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nous n'imaginions plus qu'il existât une vie différente à la surface du globe terrestre, quand un événement vint nous rappeler à l'étrangeté de notre situation.
Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et 15° de latitude méridionale. Le temps était menaçant, la mer dure et houleuse. Le vent soufflait de l'est en grande brise. Le baromètre, qui baissait depuis quelques jours, annonçait une prochaine lutte des éléments.
J'étais monté sur la plate-forme au moment où le second prenait ses mesures d'angles horaires. J'attendais, suivant la coutume, que la phrase quotidienne fût prononcée. Mais, ce jour-là, elle fut remplacée par une autre phrase non moins incompréhensible. Presque aussitôt, je vis apparaître le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d'une lunette, se dirigèrent vers l'horizon.
Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le point enfermé dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette, et échangea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait être en proie à une émotion qu'il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo, plus maître de lui, demeurait froid.
Il paraissait, d'ailleurs, faire certaines objections auxquelles le second répondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris ainsi, à la différence de leur ton et de leurs gestes.
Quant à moi, j'avais soigneusement regardé dans la direction observée, sans rien apercevoir. Le ciel et l'eau se confondaient sur une ligne d'horizon d'une parfaite netteté.
Cependant, le capitaine Nemo se promenait d'une extrémité à l'autre de la plate-forme, sans me regarder, peut-être sans me voir. Son pas était assuré, mais moins régulier que d'habitude. 11 s'arrêtait parfois, et les bras croisés sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immense espace ? Le Nautilus se trouvait alors à quelques centaines de milles de la côte la plus rapprochée.
Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinément l'horizon, allant et venant, frappant du pied, contrastant avec son chef par son agitation nerveuse.
D'ailleurs, ce mystère allait nécessairement s'éclaircir, et avant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissance propulsive, imprima à l'hélice une rotation plus rapide.
En ce moment, le second attira de nouveau l'attention du capitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiqué. Il l'observa longtemps. De mon côté, très sérieusement intrigué, je descendis au salon, et j'en rapportai une excellente longue-vue dont je me servais ordinairement. Puis, l'appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie à l'avant de la plate-forme, je me disposai à parcourir toute la ligne du ciel et de la mer.
Mais, mon oeil ne s'était pas encore appliqué à l'oculaire, que l'instrument me fut vivement arraché des mains.
Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais je ne le reconnus pas. Sa physionomie était transfigurée. Son oeil, brillant d'un feu sombre, se dérobait sous son sourcil froncé. Ses dents se découvraient à demi. Son corps raide, ses poings fermés, sa tête retirée entre les épaules, témoignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il ne bougeait pas. Ma lunette tombée de sa main, avait roulé à ses pieds.
Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colère ? S'imaginait-il, cet incompréhensible personnage, que j'avais surpris quelque secret interdit aux hôtes du Nautilus ?
Non ! cette haine, je n'en étais pas l'objet, car il ne me regardait pas, et son oeil restait obstinément fixé sur l'impénétrable point de l'horizon.
Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de lui. Sa physionomie, si profondément altérée, reprit son calme habituel. Il adressa à son second quelques mots en langue étrangère, puis il se retourna vers moi.
« Monsieur Aronnax, me dit-il d'un ton assez impérieux, je réclame de vous l'observation de l'un des engagements qui vous lient à moi.
— De quoi s'agit-il, capitaine ?
— Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu'au moment où je jugerai convenable de vous rendre la liberté.
— Vous êtes le maître, lui répondis-je, en le regardant fixement. Mais puis-je vous adresser une question ?
— Aucune, monsieur. »
Sur ce mot, je n'avais pas à discuter, mais à obéir, puisque toute résistance eût été impossible.
Je descendis à la cabine qu'occupaient Ned Land et Conseil, et je leur fis part de la détermination du capitaine. Je laisse à penser comment cette communication fut reçue par le Canadien. D'ailleurs, le temps manqua à toute explication. Quatre hommes de l'équipage attendaient à la porte, et ils nous conduisirent à cette cellule où nous avions passé notre première nuit à bord du Nautilus.
Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur lui pour toute réponse.
« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? » me demanda Conseil.
Je racontai à mes compagnons ce qui s'était passé. Ils furent aussi étonnés que moi, mais aussi peu avancés.
Cependant, j'étais plongé dans un abîme de réflexions, et l'étrange appréhension de la physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas ma pensée. J'étais incapable d'accoupler deux idées logiques, et je me perdais dans les plus absurdes hypothèses, quand je fus tiré de ma contention d'esprit par ces paroles de Ned Land :
« Tiens ! le déjeuner est servi ! »
En effet, la table était préparée. Il était évident que le capitaine Nemo avait donné cet ordre en même temps qu'il faisait hâter la marche du Nautilus.
« Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation ? me demanda Conseil.
— Oui, mon garçon, répondis-je.
— Eh bien ! que monsieur déjeune. C'est prudent, car nous ne savons ce qui peut arriver.
— Tu as raison, Conseil.
— Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donné que le menu du bord.
— Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous donc, si le déjeuner avait manqué totalement ! »
Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.
Nous nous mîmes à table. Le repas se fit assez silencieusement. Je mangeai peu. Conseil « se força », toujours par prudence, et Ned Land, quoi qu'il en eût, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le déjeuner terminé, chacun de nous s'accota dans son coin.
En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellule s'éteignit et nous laissa dans une obscurité profonde. Ned Land ne tarda pas à s'endormir, et, ce qui m'étonna, Conseil se laissa aller aussi à un lourd assoupissement. Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impérieux besoin de sommeil, quand je sentis mon cerveau s'imprégner d'une épaisse torpeur. Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermèrent malgré moi. J'étais en proie à une hallucination douloureuse. Évidemment, des substances soporifiques avaient été mêlées aux aliments que nous venions de prendre ! Ce n'était donc pas assez de la prison pour nous dérober les projets du capitaine Nemo, il fallait encore le sommeil !
J'entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer qui provoquaient un léger mouvement de roulis, cessèrent. Le Nautilus avait-il donc quitté la surface de l'Océan ? Était-il rentré dans la couche immobile des eaux ?
Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s'affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralysés. Mes paupières, véritables calottes de plomb, tombèrent sur mes yeux. Je ne pus les soulever. Un sommeil morbide, plein d'hallucinations, s'empara de tout mon être. Puis, les visions disparurent, et me laissèrent dans un complet anéantissement.
XXIV LE ROYAUME DU CORAILLe lendemain, je me réveillai la tête singulièrement dégagée. A ma grande surprise, j'étais dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute, avaient été réintégrés dans leur cabine, sans qu'ils s'en fussent aperçus plus que moi. Ce qui s'était passé pendant cette nuit, ils l'ignoraient comme je l'ignorais moi-même, et pour dévoiler ce mystère, je ne comptais que sur les hasards de l'avenir.
Je songeai alors à quitter ma chambre. Étais-je encore une fois libre ou prisonnier ? Libre entièrement. J'ouvris la porte, je pris par les coursives, je montai l'escalier central. Les panneaux, fermés la veille, étaient ouverts. J'arrivai sur la plate-forme.
Ned Land et Conseil m'y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaient rien. Endormis d'un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ils avaient été très surpris de se retrouver dans leur cabine.
Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieux comme toujours. Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée. Rien ne semblait changé à bord.
Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elle était déserte. Le Canadien ne signala rien de nouveau à l'horizon, ni voile, ni terre. Une brise d'ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, échevelées par le vent, imprimaient à l'appareil un très sensible roulis.
Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se maintint à une profondeur moyenne de quinze mètres, de manière à pouvoir revenir promptement à la surface des flots. Opération qui, contre l'habitude, fut pratiquée plusieurs fois, pendant cette journée du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumée retentissait à l'intérieur du navire.
Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis que l'impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutisme ordinaires.
Vers deux heures, j'étais au salon, occupé à classer mes notes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presque imperceptible, sans m'adresser la parole. Je me remis à mon travail, espérant qu'il me donnerait peut-être des explications sur les événements qui avaient marqué la nuit précédente. Il n'en fit rien. Je le regardai. Sa figure me parut fatiguée ; ses yeux rougis n'avaient pas été rafraîchis par le sommeil ; sa physionomie exprimait une tristesse profonde, un réel chagrin. Il allait et venait, s'asseyait et se relevait, prenait un livre au hasard, l'abandonnait aussitôt, consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, et semblait ne pouvoir tenir un instant en place.
Enfin, il vint vers moi et me dit :
« Etes-vous médecin, monsieur Aronnax ? »
Je m'attendais si peu à cette demande, que je le regardai quelque temps sans répondre.
« Etes-vous médecin ? répéta-t-il. Plusieurs de vos collègues ont fait leurs études de médecine, Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.
— En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hôpitaux. J'ai pratiqué pendant plusieurs années avant d'entrer au Muséum.
— Bien, monsieur. »
Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne sachant où il en voulait venir, j'attendis de nouvelles questions, me réservant de répondre suivant les circonstances.
« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous à donner vos soins à l'un de mes hommes ?
— Vous avez un malade ?
— Oui.
— Je suis prêt à vous suivre.
— Venez. »
J'avouerai que mon coeur battait. Je ne sais pourquoi je voyais une certaine connexité entre cette maladie d'un homme de l'équipage et les événements de la veille, et ce mystère me préoccupait au moins autant que le malade.
Le capitaine Nemo me conduisit à l'arrière du Nautilus, et me fit entrer dans une cabine située près du poste des matelots.
Là, sur un lit, reposait un homme d'une quarantaine d'années, à figure énergique, vrai type de l'Anglo-Saxon.
Je me penchai sur lui. Ce n'était pas seulement un malade, c'était un blessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants, reposait sur un double oreiller. Je détachai ces linges, et le blessé, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sans proférer une
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