Portraits Littéraires, Tome Iii Volume 1 - C.-A. Sainte-Beuve (thriller novels to read .txt) 📗
- Author: C.-A. Sainte-Beuve
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Enfin, M'étant Remis Le Mieux Que Je Pus, J'entrai Dans Un Cabinet
Fort Propre Où Je Fis La Révérence À La Plus Belle Femme Qu'on Ait
Jamais Vue; Je Me Baissai Avec Beaucoup De Respect Pour Lui Baiser
La Robe, Mais Elle M'en Empêcha Et Me Voulut Bien Saluer Aussi
Civilement Que Si Je N'eusse Pas Été Déguisé. Elle Tenoit Un Livre
D'_Astrée_ Entre Ses Mains, Et Sur Ses Genoux La _Jérusalem_ Du
Tasse[51], Car Elle Savoit Parfaitement La Langue Italienne, Et
Faisoit Cas De Ces Deux Livres Comme Une Personne De Bon Goût, De
Sorte Qu'elle Aimoit À S'en Entretenir, Et Même À Les Ouïr Lire D'un
Ton Agréable. Je M'en Aperçus Bien Vite, Parce Qu'en S'informant De
Ce Que Je Savois, Elle Me Demanda Si Je Savois Lire; Et Comme Son
Mari Trouvoit Cette Question Fort Plaisante De S'enquérir D'un
Docteur S'il Savoit Lire, Et Qu'il En Rioit À Ne S'en Pouvoir
Apaiser: Il Y A, Dit-Elle, Plus De Mystère À Lire Qu'on Ne
Pense;--Et Cela Me Fit Bien Connoître Qu'elle S'y Plaisoit Et
Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 64Qu'elle Avoit Le Sentiment Délicat. Aussi, Pour Dire Le Vrai,
C'étoit Le Principal Divertissement Qu'elle Pût Avoir Dans Une Si
Grande Solitude.
«On Le Vint Avertir Qu'on Avoit Servi À Souper, Et Monsieur Me Fit
Mettre Auprès De Ses Enfants Et Me Dit Qu'il Souhaiteroit Bien De
Les Voir Savants, Mais De La Science Du Monde Plutôt Que De Celle
Des Docteurs.--Autrefois, Continua-T-Il, J'étudiai Plus Que Je
N'eusse Voulu, Parce Que J'avois Un Père Qui, N'ayant Pas Étudié,
Rapportoit À L'ignorance Des Lettres Tout Ce Qui Lui Avoit Mal
Réussi. Cela L'obligea De Me Laisser Jusqu'à L'âge De Vingt-Deux
Ans Au Collège, Et Lorsque J'en Fus Sorti, Je Connus Par Expérience
Qu'excepté Le Latin Que J'étois Bien Aise De Savoir, Tout Ce Qu'on
M'avoit Appris M'étoit Non-Seulement Inutile, Mais Encore Nuisible,
À Cause Que Je M'étois Accoutumé À Parler Dans Les Disputes Sans
Entendre Ni Ce Qu'on Me Disoit, Ni Ce Que Je Répondois, Comme C'est
L'ordinaire. J'eus Beaucoup De Peine À Me Défaire De Cette Mauvaise
Habitude Quand J'allai Dans Le Monde, Et Même À Ne Pas User De
Ces Certains Termes Qui N'y Sont Pas Bien Reçus, Outre Que Je Me
Trouvois Si Neuf Et Si Mal Propre À Ce Que Les Autres Faisoient Que
Je Ne M'osois Montrer En Bonne Compagnie. Je M'imagine Donc Que Tout
Ce Qu'on Doit Le Plus Désirer Pour Aller Dans Le Monde, C'est D'être
Honnête Homme Et D'en Acquérir La Réputation; Mais, Pour Y Parvenir,
Que Jugeriez-Vous De Plus À Propos Et De Plus Nécessaire?--Alors Je
M'écriai D'une Façon Modeste Et Respectueuse: Ah! Monsieur, Que Vous
Parlez De Bon Sens Et En Habile Homme! Si Vous Vouliez Vous-Même
Instruire Ces Messieurs, Ils N'auroient Que Faire D'un Autre
Précepteur Ni D'un Autre Gouverneur Pour Se Rendre Aussi Aimables
Par Leur Procédé Que Par Leur Présence...»
[Note 51: La _Jérusalem_ Et L'_Astrée_, C'étaient Les Plus Belles
Nouveautés D'alors.]
Je Supprime Ici Le Discours De L'amoureux, Dans Lequel Il Ne Manque Pas
De Définir En Détail Les Qualités De L'_Honnête Homme_, Et De Se Faire
Valoir Par Là Auprès De La Dame En Même Temps Qu'auprès Du Mari.
«Comme Je Discourais De La Sorte (Continue-T-Il), Madame M'écoutoit
Avec Une Attention Qui Témoignoit Assez Qu'elle Se Plaisoit À
M'entendre. Monsieur, De Son Côté, Prenant Un Visage Riant, But À Ma
Santé, Et, Me Faisant Goûter D'excellent Vin, M'en Demanda Mon Avis.
Il Aimoit La Bonne Chère, Et Sa Table Étoit Bien Servie. Madame
Aussi, Qui Plaisoit Partout, Étoit De Bonne Compagnie À La Table, Et
Nous Y Fûmes Plus D'une Heure Sans Qu'elle Fît Le Moindre Semblant
D'en Vouloir Sortir. A La Fin, S'étant Levée, Elle Se Retira Dans
Son Cabinet, Et Le Maître En Son Appartement Fort Éloigné De Celui
De Madame, Où Il N'alloit Que Bien Peu, Car On Eût Dit Qu'il Ne
L'avoit Épousée Que Pour L'ôter Au Monde. On Me Donna Une Chambre
Fort Commode, Et Je M'étonnois Qu'en Un Lieu Si Sauvage Il Y Eût
Tant D'ordre Et De Propreté; Mais J'admirois Principalement Qu'une
Si Rare Personne Y Fût Cachée. Que Je Serois Heureux, Disois-Je En
Soupirant D'amour Et De Joie, Si Je Me Pouvois Insinuer Dans Son
Coeur! Le Meilleur Moyen Qui S'en Présente Dépend De Bien Lire; Il
Faut Donc Que Je Tâche De Lui Plaire En Tirant La Quintessence De
Tous Les Agréments Qui La Peuvent Toucher Par La Meilleure Manière
De Lire; Elle Consiste À Bien Prononcer Les Mots, Et D'un Ton
Conforme Au Sujet Du Discours, Que Ma Parole La Flatte Sans
L'endormir, Qu'elle L'éveille Sans La Choquer, Que J'use
Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 65D'inflexions Pour Ne La Pas Lasser, Que Je Prononce Tendrement
Et D'une Voix Mourante Les Choses Tendres, Mais D'une Façon Si
Tempérée, Qu'elle N'y Sente Rien D'affecté[52]. Je Fis En Peu De
Jours Tant De Progrès En Cette Étude Qu'elle Ne Se Plaisoit Plus
Qu'à Me Faire Lire Et Qu'à S'entretenir Avec Moi. Son Mari En Étoit
Fort Aise, Parce Que Je La Désennuyois Et Qu'elle Ne Lui Parloit
Plus D'aller Dans Les Villes. Encore, Pour La Divertir, Je Lui
Contois Souvent Quelque Aventure À Peu Près Comme La Mienne, Et Je
Voyois Qu'elle Étoit Souvent Attendrie, Et Que, Pour M'en Ôter La
Connoissance, Elle Se Cachoit De Son Éventail, Car Je Fus Longtemps
Sans M'oser Déclarer.»--Mon Ami, Après M'avoir Dit Ce Qui L'avoit
Rendu Si Bon Lecteur, Se Voyant Quitte De Ce Que Je Lui Avois
Demandé, Se Tint Dans Un Morne Silence. J'avois Eu Tant D'attention
À Son Discours, Que J'allois Le Prier De Continuer, Quand Je Vis
Dans Ses Yeux Une Tristesse Si Tendre Et Si Profonde, Que Je Crus
Qu'il Étoit Près De S'évanouir. Il Commençoit À Extravaguer, Et Je
Le Remis Le Mieux Qu'il Me Fut Possible. Je Sus Depuis Toute Cette
Aventure, Et Je N'en Fus Guère Moins Touché Que Lui. Je Voudrois
Vous La Pouvoir Conter Tout D'une Suite, Car Je Crois Que Vous
Seriez Bien Aise De L'apprendre; Mais, Madame, Outre Que Cela Ne
Serait Pas Si Tôt Fait, Et Que Je Me Lasse Fort Aisément, Il Me
Semble Qu'il Y A Plus De Huit Heures Que Je Vous Écris, Et Je Suis
Accablé De Sommeil.»
[Note 52: C'est Aussi Le Précepte D'ovide:
Elige Quod Docili Molliter Ore Legas.
(_Art D'aimer, Liv. Iii_.)]
La Suite De L'histoire Ne Vient Pas Et Ne Vint Jamais, Et N'est-Ce
Point, En Effet, Sur Ce Propos Brisé Qu'il Sied De Finir? Ainsi Coupé,
L'aimable Récit Est Plus Délicat; Un Peu De Malice S'y Mêle; Le Conteur
N'a Voulu Que Faire Valoir Les Avantages Du _Bien Lire_; C'est Un
Conseil Et Un Encouragement Qu'il Donne Aux Jeunes Gens Pour S'y Former:
Que Lui Demandez-Vous Davantage?
Ces Pages, Qui Sont Au Plus Tard De L'année 1656, Puisqu'elles
S'adressent À La Duchesse De Lesdiguières[53], Présagent Déjà La Réforme
Discrète Qui Va Se Faire Dans Le Roman, Et Elles Promettent Madame De La
Fayette. Elles Sont Si Pures Et Si Châtiées De Ton, Que Fléchier, Jeune
Et Galant, Aurait Pu Les Écrire.
[Note 53: La Duchesse Mourut Le 2 Juillet 1656, L'année Des
_Provinciales_ Et Du Miracle De La _Sainte-Épine_, Et Elle Eut Même
Recours À Cette Relique, Alors Dans Toute Sa Vogue, Sans Pouvoir
Guérir.]
La Seconde Lettre Que Je Veux Citer Est Courte, Mais Fort Bizarre; Elle
Prouve, Ce Qu'on Savait Déjà Beaucoup Trop, Combien Ce Raffinement De
Langage Et Ce Précieux Tant Cherché Se Combinaient Très-Bien Quelquefois
Avec Un Reste De Grossièreté Dans Le Procédé Et Dans Les Manières. La
Lettre Est Adressée À _Madame La Maréchale ***_, Qui Est Probablement
Mme De Clérembaut, Fille De M. De Chavigny, Personne D'esprit Et Qui
Passait Pour Extrêmement Savante:
«Puisque Vous Êtes Si Curieuse, Madame, Que De Vouloir Apprendre
Tout Ce Qui Se Passa Au Rendez-Vous D'avant-Hier, J'aurai Tantôt
Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 66L'honneur De Vous Voir Et De Vous En Dire Jusqu'aux Moindres
Circonstances. Cependant Vous Saurez Qu'il Y Eut Un Excellent
Concert, Et Qu'après Que Les Musiciens Furent Las De Chanter, On Se
Mit À Discourir. Il Y Avoit Sept Ou Huit Des Plus Belles Personnes
De La Cour, Entre Lesquelles La Duchesse De Montbazon Paroissoit
Fort Parée Et Dans Une Grande Beauté, De Sorte Qu'on N'avoit
Les Yeux Que Sur Elle. On Avoit Espéré Que La Duchesse De
Lesdiguières[54] S'y Trouveroit, Et, Comme On Ne S'y Attendoit Plus,
Elle Parut, Et Nous La Vîmes Poindre Avec Cet Air Fin Et Brillant
Que Vous Savez Et Qui Plaît Toujours. La Duchesse De Montbazon,
Qui S'avança Vers Elle, Lui Parla Tout Bas Et Lui Fit Ensuite Des
Compliments Mêlés De Louanges, Et De La Meilleure, Foi Du Monde,
Comme Vous Pouvez Juger. L'autre Se Couvroit De Temps En Temps De
Son Manchon, Et, D'un Air Modeste Et Même Timide En Apparence,
Faisoit Semblant De N'oser Paroître Auprès D'une Si Belle Personne;
Mais On Sentoit Bien, À La Regarder, Que Ces Façons Ne Tendoient
Qu'à Vaincre Plus-Sûrement Et De Meilleure Grâce. Sitôt Que Tout Le
Monde Fut Assis: La Conversation, Dit Monsieur Le Maréchal, A
Été Fort Agréable; Mais, À Cause De Madame, Il Faut _Renouveler_
D'esprit[55]; Elle Mérite Qu'on N'épargne Rien De Galant. La Belle
Duchesse Ne Répondit Qu'avec Un Doux Sourire; Mais Elle Parut Si
Aimable, Qu'on S'attacha Plus Que Devant À Dire De Bons Mots Et De
Jolies Choses. Ce Dessein Ne Réussit Pas Toujours, Et Principalement
Lorsqu'on Témoigne De Le Souhaiter, Si Bien Que Je Ne Laissai Pas
De Vous Trouver Fort À Dire. Aussi Je M'en Allois Si L'on Ne M'eût
Retenu, Et Je N'ose Vous Écrire Combien La Débauche Fut Grande;
Vous Le Pouvez Conjecturer Par L'emportement Du Sage ***, Qui Ne Se
Contenta Pas De Nous Parler Des Secrètes Beautés De Sa Femme, Et Qui
Vouloit Encore Que Nous En Pussions
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