Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique by Albert Robida (inspirational books for students .txt) 📗
- Author: Albert Robida
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Les phonographes, pendant ces explications, s'�taient tus; la querelle avait pris fin...
�Je vous soup�onne, ma ch�re Estelle, fit Georges, de garder encore contre la science les m�mes pr�ventions que ma m�re. Vous voyez pourtant qu'elle a du bon!... Gr�ce � elle, on peut vivre en parfaite mauvaise intelligence sans s'arracher quotidiennement les yeux!... Si vous voulez, quand nous serons mari�s, lorsque nous aurons � nous disputer, nous prendrons aussi des phonographes?
—C'est entendu,� r�pondit Estelle en riant.
Estelle, ayant trouv� le document qu'elle cherchait, laissait la pi�ce consacr�e aux sc�nes de m�nage et regagnait le hall du secr�tariat.
�Ma ch�re Estelle, lui dit Georges, vous venez de voir une des plus heureuses applications du phonographe; il y en a d'autres encore: ainsi, ma m�re a pu me faire entendre le premier cri jet� par moi � mon arriv�e sur cette terre et recueilli phonographiquement par mon p�re... Ainsi nous avons le premier vagissement de l'enfant surpris � la naissance en clich� phonographique, de m�me que nous pouvons garder de la m�me fa�on, pour les r�entendre toujours, � volont�, les derniers mots d'un parent, les derni�res recommandations d'un anc�tre � son lit de mort... Le hasard m'a mis, ces jours-ci, � m�me d'appr�cier une autre application toute diff�rente, mais aussi heureuse... Il faut que je vous conte cela... Vous savez que notre ami Sulfatin, l'homme de bronze, nous donnait, depuis quelque temps, des inqui�tudes par ses surprenantes distractions? J'ai la clef du myst�re, je connais la cause de ces distractions: Sulfatin se d�range tout simplement; la science n'a plus son cœur tout entier!
—En Bretagne, d�j�, M. La H�ronni�re s'en �tait aper�u.
—Mais c'est bien autre chose, maintenant! Figurez-vous que, l'autre jour, j'allais entrer, pour un renseignement � demander, dans le petit bureau sp�cial o� Sulfatin s'enferme pour m�diter quand il a quelque grosse difficult� � vaincre, lorsque j'entendis une voix de femme qui disait: �Mon Sulfatin, je t'adore et n'adorerai jamais que toi!...� Jugez de mon effarement! Par la porte entre-b�ill�e, ma foi, je risquai un coup d'œil indiscret et je ne vis pas de dame: c'�tait un phonographe qui parlait sur la table de travail de Sulfatin.
—Et vous vous �tes sauv�?
—Non, je suis entr�. Sulfatin, comme r�veill� en sursaut, a bien vite arr�t� son phonographe et m'a dit gravement: �Encore l'Acad�mie des sciences de Chicago qui me communique quelques objections relatives � nos derni�res applications de l'�lectricit�... Ces savants am�ricains sont des �nes!� Vous pensez si j'ai d� me retenir pour garder mon s�rieux; ils ont une jolie voix, ses savants am�ricains! Eh bien! nous allons rire un peu, si vous voulez me suivre jusqu'au cabinet de Sulfatin; je crois que je lui ai pr�par� une petite surprise...
—Qu'avez-vous fait?�
Georges s'arr�ta sur le seuil du laboratoire.
�Quand j'y songe, j'ai peut-�tre �t� un peu loin...
—Comment cela?
—Ma foi, je dois vous l'avouer, j'ai manqu� de d�licatesse; pendant que Sulfatin avait le dos tourn�, je lui ai vol� le clich� phonographique du savant am�ricain, et...
—Et?
—Et je l'ai fait reproduire � cent cinquante exemplaires, que j'ai plac�s dans les phonographes du laboratoire de physique, reli�s par un fil; j'ai tout pr�par�, c'est tr�s simple; tout � l'heure, Sulfatin, en s'asseyant dans son fauteuil, �tablira le courant et cent cinquante phonographes lui r�p�teront ce que disait l'autre jour le savant am�ricain...
—Mon Dieu! pauvre M. Sulfatin; qu'avez-vous fait? Vite, enlevez ce fil...�
Georges h�sitait.
�Vous croyez que j'ai �t� un peu trop loin?..... Mais il est trop tard, voici Sulfatin!�
Dans le grand laboratoire o�, devant des installations diverses, parmi des appareils de toutes tailles, aux formes les plus �tranges, au milieu d'un formidable encombrement de livres, de papiers, de cornues et d'instruments, travaillent une quinzaine de graves savants, plus ou moins barbus, mais tous chauves, enfonc�s dans les m�ditations ou suivant, attentifs, des exp�riences en train, Sulfatin venait d'entrer, marchant lentement, la main gauche derri�re le dos et se tapotant le bout du nez de l'index de la main droite, ce qui �tait chez lui signe de profonde m�ditation.
Il alla, sans que personne lev�t la t�te, jusqu'� son coin particulier et lentement tira son fauteuil. Il fut quelque temps � prendre sa place, il remuait sur la grande table des papiers et des appareils. Georges, voyant qu'il tardait � s'asseoir, allait s'�lancer et couper le fil pour arr�ter sa mauvaise plaisanterie, mais tout � coup Sulfatin, toujours d'un air pr�occup�, se laissa tomber sur son si�ge.
Ce fut comme un coup de th��tre.
Drinn! drinn! drinn!
Cette sonnerie �lectrique � tous les phonographes fit lever la t�te � tout le monde. Sulfatin regarda d'un air stup�fait le petit phonographe plac� sur sa table. La sonnerie s'arr�ta et imm�diatement tous les phonographes parl�rent avec ensemble:
�Sulfatin! mon ami, tu es charmant et d�licieux! je t'adore et je jure de n'adorer jamais que toi!!! Sulfatin! mon ami, tu es charmant et d�licieux! je t'adore et je jure... Sulfatin! mon ami, tu es charmant et d�licieux...�
Les phonographes ne s'arr�taient plus et, d�s qu'ils arrivaient � l'exclamation finale, accentu�e avec �nergie, reprenaient le commencement de la phrase, doucement modul�!
Tous les savants s'�taient d�rang�s de leurs m�ditations ou avaient quitt� leurs exp�riences; debout, aussi ahuris que pouvait l'�tre Sulfatin, ils regardaient alternativement leur coll�gue et les phonographes indiscrets. Enfin, quelques-uns, les plus vieux, �clat�rent de rire en jetant un coup d'œil malicieux � Sulfatin, tandis que les autres rougissaient, se renfrognaient tout de suite et fron�aient les sourcils, l'air indign� et presque personnellement offens�s.
�Sulfatin! mon ami, tu es charmant et d�...�
Les phonographes s'arr�t�rent, Sulfatin venait de couper le fil.
Profitant du trouble g�n�ral, Georges et Estelle referm�rent la porte sans avoir �t� aper�us; ils se sauvaient pendant que retentissait encore dans la salle un brouhaha d'exclamations et de protestations. Des oh!—des ah!—des: C'est un peu fort!—C'est scandaleux!—Quelles turpitudes!...—Vous compromettez la science fran�aise!
�Pauvre M. Sulfatin! fit Estelle.
—Bah! il trouvera une explication!... r�pondit Georges, et vous voyez, ma ch�re Estelle, que le phonographe a du bon; il enregistre les serments que l'on peut se faire r�p�ter �ternellement ou faire entendre, comme un reproche, s'il y a lieu, � l'infid�le; il ne laisse pas se perdre et s'envoler la musique d�licieuse de la voix de la bien-aim�e et il la rend � notre oreille charm�e d�s que nous le d�sirons... Savez-vous, ma ch�re Estelle, que j'ai pris quelques clich�s de votre voix sans que vous vous en doutiez et que, de temps en temps, le soir, je me donne le plaisir de les mettre au phonographe?
Grande soir�e artistique et scientifique � l'h�tel Philox Lorris.—O� l'on a la joie d'entendre les phonogrammes des grands artistes de jadis.—Quelques invit�s.—Premi�re distraction de Sulfatin.—Les phonographes malades.
M. Philox Lorris se pr�parait � donner la grande soir�e artistique, musicale et scientifique dont la seule annonce avait surexcit� la curiosit� de tous les mondes. Devant une assembl�e choisie, r�unissant le Tout-Paris acad�mique et le Tout-Paris politique, toutes les notabilit�s de la science et des Parlements, devant les chefs de partis, les ministres, devant le chef de cabinet, l'illustre Ars�ne des Marettes, � la parole puissante, il compte, apr�s la partie artistique, exposer, dans une rapide revue des nouveaut�s scientifiques, ses inventions r�centes et jeter tout � coup l'id�e du grand m�dicament national, int�resser les ministres, enlever les sympathies du monde parlementaire, lancer tous les journaux, repr�sent�s � cette soir�e par leurs principaux r�dacteurs et leurs reporters, sur cette immense, philanthropique et patriotique entreprise de la r�g�n�ration d'une race fatigu�e et surmen�e, d'un peuple de p�les �nerv�s, par le prodigieux coup de soleil revivifiant du grand m�dicament microcidide, d�puratif, tonique, anti-an�mique et national, agissant � la fois sur les organismes par inoculation et par ingestion!
Tel est le but de Philox Lorris. Apr�s le concert, dans une conf�rence avec exemples et exp�riences, Philox Lorris exposera lui-m�me sa grande affaire; le coup de th��tre sera l'apparition du malade de Sulfatin, M. Adrien La H�ronni�re, que tout le monde a connu, que l'on a vu, quelques mois auparavant, tomb� au dernier degr� de l'avachissement et de la d�cadence physique. Aucun soup�on de supercherie ne peut na�tre dans l'esprit de personne, celui qui fournit la preuve vivante et �clatante des assertions de l'inventeur, le sujet enfin, n'est pas un pauvre diable quelconque et anonyme. Tout le monde a d�plor� la perte de cette haute intelligence sombr�e presque dans une s�nilit� pr�matur�e, et l'on va voir repara�tre M. La H�ronni�re restaur� de la plus compl�te fa�on au physique comme au moral, r�par� physiquement et intellectuellement, redevenu d�j� presque ce qu'il �tait autrefois!...
M. Philox Lorris s'est d�charg� du soin des divertissements frivoles, de la partie artistique sur Mme Lorris, assist�e de Georges et d'Estelle Lacombe.
�A vous le grand minist�re de la futilit�, leur a-t-il dit gracieusement, � vous toutes ces babioles; seulement, j'entends que ce soit bien et je vous ouvre pour cela un cr�dit illimit�.�
Georges, ayant carte blanche, ne l�sina pas.
Il ne se contenta pas des simples petits phonogrammes suffisant aux soir�es de la petite bourgeoisie, des clich�s musicaux ordinaires, des collections de �Chanteurs assortis�, de �Voix d'or�, que l'on vend par bo�tes de douze chez les marchands, comme on vend, pour soir�es plus s�rieuses, des bo�tes de �douze trag�diens c�l�bres�, �douze avocats c�l�bres�, etc.
Il consulta quelques-uns des maestros illustres du jour, et il r�unit � grands frais les phonogrammes des plus admirables chanteurs et des cantatrices les plus triomphantes d'Europe ou d'Am�rique, dans leurs morceaux les plus fameux, et, ne se contentant pas des artistes contemporains, il se procura des phonogrammes des artistes d'autrefois, �toiles �teintes, astres perdus. Il obtint m�me du mus�e du Conservatoire des clich�s de voix d'or du si�cle dernier, lyriques et dramatiques, recueillis lors de l'invention du phonographe. C'est ainsi que les invit�s de Philox Lorris devaient entendre Adelina Patti dans ses plus exquises cr�ations, et Sarah Bernhardt d�taillant perle � perle les vers d'Hugo, ou rugissant les cris de passion farouche des drames de Sardou. Et combien d'autres parmi les grandes artistes d'autrefois, Mmes Miolan-Carvalho, Krauss, Christine Nilsson, Th�r�sa, Richard, etc...
Quelques marchands peu scrupuleux essay�rent bien de placer des morceaux de Talma et de Rachel, de Duprez et de la Malibran; mais Georges avait sa liste avec chronologie bien �tablie et il ne se laissa pas prendre � ces clich�s frauduleux de voix �teintes bien avant le phonographe, petites tromperies constituant de v�ritables faux phonographiques, auxquelles tant de bourgeois et de dilettanti de salon se laissent prendre.
Le grand soir arriv�, tout le quartier de l'h�tel Philox Lorris s'illumina, d�s la tomb�e de la nuit, de la plus prestigieuse explosion de feux �lectriques dessinant comme une couronne de com�tes flamboyantes autour et au-dessus du vaste ensemble de b�timents de l'h�tel et des laboratoires. Cela formait ainsi au-dessus du quartier comme une r�duction des anneaux de la plan�te Saturne. Bient�t ces flots de lumi�re furent travers�s par des
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