Portraits Littéraires, Tome Iii Volume 1 - C.-A. Sainte-Beuve (thriller novels to read .txt) 📗
- Author: C.-A. Sainte-Beuve
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De Théocrite, Qui Avaient Couru De Son Vivant, Furent Réunies Pour
La Première Fois, Quelque Temps Après Lui, Par Un Grammairien Du Nom
D'artémidore, Qui Lui Rendit, Toute Proportion Gardée, Le Même Service
Qu'aristarque Rendit À Homère. Cet Artémidore Mit En Tête De Son
Édition Un Distique Qui Disait: «Les Muses Bucoliques Étaient Autrefois
Errantes; Les Voilà Maintenant Toutes Ensemble D'une Même Étable, D'un
Même Troupeau.» On Est Tenté De Se Demander Déjà, D'après L'inscription,
Si Cette Première Édition Était Tout Authentique, Et Sans Mélange De
Pièces Étrangères À Théocrite. Quand On Fait Rentrer Ainsi À L'étable
Génisses Ou Chèvres Depuis Longtemps Éparses À La Ronde, On Court Risque
D'en Prendre Par Mégarde Quelques-Unes Au Voisin. Et Depuis Lors Le
Troupeau Ne S'est-Il Pas Grossi Encore, Selon L'habitude Facile De
Prêter Au Riche Et De Gratifier Le Puissant? Ce Qui Frappe À Une Simple
Lecture Dans Le Recueil Des Trente Pièces Attribuées À Théocrite (Je Ne
Parle Pas Des Petites Épigrammes De La Fin), C'est Qu'il N'y A Guère
Que La Première Moitié Qui Appartienne Au Genre Bucolique Pur, Et Qui
Justifie Entièrement L'idée D'originalité Attachée Au Nom Du Poëte.
On Ne Peut S'empêcher Non Plus De Remarquer Que Les Scholies Ou
Commentaires Qu'on Possède, Et Qui Ont Été Compilés D'après Les Plus
Anciens Grammairiens, Nous Abandonnent Et, En Quelque Sorte, Expirent
Vers Le Milieu Du Recueil, Comme Si Ces Anciens Commentateurs N'avaient
Cru Marcher Avec Le Vrai Théocrite Que Jusque-Là. On A Soulevé Et
Discuté Toutes Ces Questions, On A Trouvé Des Réponses. Mais, Dans
L'état Actuel De La Critique, Et À Moins De Découverte De Quelque
Manuscrit Qui Soit, Par Rapport À Théocrite, Ce Que Le Manuscrit
Découvert Par Villoison A Été Pour Homère, Il N'y A Guère Moyen De
Résoudre Ces Doutes Inévitables. Ce Qui Demeure Certain, C'est Que
Jusque Dans Les Dernières Pièces Du Recueil, Il Y En A Au Moins
Quelques-Unes Encore Du Poëte, Et Que La Plupart Ne Sont Pas Indignes De
Lui. Jouissons Donc, Sans Tant De Retard, De L'oeuvre Elle-Même. Pour
Plus De Netteté, Nous Diviserons Notre Examen En Trois Parts: 1° Nous
Parcourrons Les Pièces Purement Pastorales, Celles Qui Nous Manifestent
Théocrite Comme Le Maître Incomparable Du Genre; 2° Nous Insisterons
Sur Quelques Morceaux Plus Élégiaques Qu'idylliques, Mais D'une Extrême
Beauté, Tels Que _La Magicienne, Le Cyclope_, Et Dans Lesquels Théocrite
S'est Placé Au Premier Rang Parmi Les Peintres De La Passion; 3° Enfin,
Si Nous Voulions Être Complet, Nous Aurions À Dire Quelque Chose
Des Pièces De Divers Genres, Héroïques, Épiques, Satiriques, Dont
Quelques-Unes (Comme _Les Syracusaines_), Moins Originales Peut-Être Au
Temps De Théocrite, Sont Pour Nous Des Plus Neuves Et Nous Rendent Des
Tableaux De Moeurs Au Naturel. Voilà Un Bien Grand Cadre Que Nous Nous
Traçons. Les Premières Parties, Faut-Il L'avouer? Sont Celles Qui Nous
Attirent Le Plus Et Les Seules Qui Nous Semblent Peut-Être À Notre
Portée: C'est Par Là Que Nous Commencerons, Dussions-Nous Faire Comme
Les Anciens Scholiastes Eux-Mêmes Et Nous Arrêter À Moitié Chemin.
Les Pièces Pastorales, Qui Se Présentent Les Premières Et Les Plus
Originales Du Recueil De Théocrite, Sont À La Fois D'une Variété Qui Ne
Laisse Rien À Désirer. On Peut Dire À La Lettre De La Flûte Du Poëte,
Comme Il Le Dit Volontiers Du Syrinx De Ses Bergers, Que C'est Une Flûte
_À Neuf Voix_; Tous Les Tons S'y Trouvent[2]. La Première Idylle, Par
Exemple, Est Du Ton Plein Et Moyen De La Poésie Bucolique. D'autres
Idylles Montent Ou Descendent: La Quatrième, Par Exemple, Entre Battus
Et Corydon, N'est Réellement Pas Un Chant, Et N'offre Qu'une Causerie
Fredonnée À Peine, Un Peu Maigre Et Agreste De Propos, Et Très-Voisine
De La Prose. Tout À Côté, La Dispute Du Chevrier Et Du Berger, Comatas
Et Lacon, A Comme Trait Dominant La Note Aigre, Stridente, Que
Racheté Aussitôt Après La Charmante Mélodie Des Deux Jeunes Bouviers
Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 5Adolescents, Damoetas Et Daphnis, Qui Semblent Chanter À L'unisson. Mais
Ce Qu'il Y A De Plus Pur, De Plus Chaste Et De Plus Suave Dans Cette
Flûte Aux _Neuf Voix_, Me Paraît Sans Contredit L'adorable Idylle Entre
Les Deux Enfants, Daphnis Et Ménalcas, De Même Que Le Morceau Où Ce Ton
Monte, Éclate Et Se Déploie Avec Le Plus De Plénitude Et De Richesse,
Est L'admirable Chant Des _Thalysies_ Ou _Fêtes De Cérès_, Et La
Description Qui Le Couronne. Nous Ne Saurions Tout Parcourir En Détail
De Ces Divers Tons; Nous En Toucherons Pourtant Quelques-Uns.
[Note 2: Voir, Dans Le Joli Roman De _Daphnis Et Chloé_ (Liv. Ii),
L'endroit Où Le Bon Philétas Montre Aux Beaux Enfants Tout L'artifice Du
Syrinx.]
L'idylle Première Pose Tout D'abord La Scène, Et Retrace, Vivement Aux
Yeux L'ensemble Du Paysage Qui Va Être Le Théâtre Habituel De Ces Luttes
Pastorales. Dès Le Premier Vers, On Entend Le Bruissement Du Pin _Qui
Chante Près Des Sources_: Le Berger Thyrsis, S'adressant À Un Chevrier
Dont On Ne Dit Pas Le Nom, L'engage Aussi À Chanter. On Est Au Milieu
Du Jour; Thyrsis Lui Montre Un Tertre Abrité, En Le Lui Décrivant, Et
L'invite À S'y Asseoir, Tandis Que Lui Il Aura Soin Du Troupeau. Mais Le
Chevrier Lui Explique (Ce Que Le Pasteur De Brebis Ne Sait Pas) Qu'il
Craindrait De Réveiller Le Dieu Pan, Qui A Coutume De Dormir À Cette
Heure Du Jour; Il Lui Indique De Préférence Un Autre Lieu Ombragé,
Où Président Des Dieux Plus Indulgents, Priape Et Les Nymphes Des
Fontaines; Et À Son Tour Il Le Prie De Chanter. Ces Images De Lieux Sont
À La Fois Grandes Et Distinctes. On Sent, Même Avec Une Oreille À Demi
Profane, Combien Dans Ce Dialecte Dorien L'ouverture Des Sons Se Prête
À Peindre Largement Les Perspectives De La Nature. Ce Dialecte Est
Grandiose Et Sonore; Il Est Plein; Il Réfléchit La Verdure, Le Calme,
La Fraîcheur, Le Vaste De L'étendue, L'éclat De La Lumière. «Je Ne
Comprends Pas De Peinture, A Dit Un Grand Écrivain Qui Est Peintre
Lui-Même, S'il N'y A De La Lumière Et Du Soleil.» Le Dialecte Dorien
Chez Théocrite, Et Dès La Première Idylle, Répond À Ce Soleil, À Cette
Lumière. Si Je Voulais Donner Idée De L'impression Que J'en Reçois, Je
N'aurais Qu'à Rappeler Ce Vers De Virgile:
_Pascitur In Magna Silva Formosa Juvenca_;
Et Cet Autre Vers De Lucrèce:
_Per Loca Pastorum Deserta Atque Otia Dia_.
La Première Partie De Cette Idylle Est Donc Toute Calme Et Riante: Pour
Mieux Décider Thyrsis À Chanter Les Couplets Qu'il Lui Demande,
Le Chevrier Lui Offre Une Coupe Dont Il Lui Fait Une Ravissante
Description, Et Il Y Complète Par Les Paroles L'intention Des Ciselures;
Puis Il Finit Par Cette Réflexion Mélancolique, Qui Sert Comme De
Transition Au Chant Funèbre De La Seconde Partie: «Allons, Chante, Ô Mon
Bon! Car Ton Chant, Tu Ne L'emporteras Pas Dans L'érèbe, Qui Fait Tout
Oublier.» Suivent Les Couplets Où Thyrsis Déplore La Mort De Daphnis, De
Ce Premier Chantre Pastoral Qui Mourut Victime, Comme Hippolyte, De La
Vengeance De Vénus. On Retrouve Là Tant D'images Prodiguées Et Usées
Depuis, Mais Qui S'y Rencontrent Toutes Fraîches Et À Leur Source. Les
Imprécations Du Mourant Contre Vénus, Qui Est Accourue En Personne Pour
Jouir De Son Agonie, Exhalent L'énergique Passion. De Même Qu'hippolyte
Expirant N'a Recours Qu'à Diane, C'est Vers Pan Que Daphnis Se Tourne À
Sa Dernière Heure, Et Il Ne Veut Remettre Sa Flûte À_ L'haleine De Miel_
À Personne Autre Qu'à Lui.
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Hommes Et Poëtes, Ne Sommes-Nous Pas Tous Plus Ou Moins Comme Le Daphnis
De L'idylle, Qui, En Mourant, Ne Veut Rendre Sa Flûte Qu'au Dieu, Et
Qui Crie Aux Ronces De Donner Des Violettes, Au Genévrier De Porter Le
Narcisse, Et Au Monde Entier D'aller Sens Dessus Dessous, Parce Que
Lui-Même Il S'en Va? Après Moi Le Déluge! Les Grecs Disaient: Après Moi
L'incendie! Et Si Nous N'y Prenons Garde, Non-Seulement Nous Sommes
Tentés De Le Souhaiter, Mais Nous Finissons Presque Par Le Croire: Le
Monde Saurait-Il Aller Sans Nous? Plus On Porte Vivant Au Dedans De Soi
Le Sentiment De Poétique Immortalité, Plus On Est Prêt À Se Révolter
Contre Cette Insensibilité De La Nature, Et Contre Cette Immortalité
Suprême Qui La Laisse Indifférente À Notre Départ, Et Aussi Belle, Aussi
Jeune Après Nous Que Devant. Bien Des Poëtes Modernes Ont Rendu Ce
Déchirant Contraste: Les Anciens, Sous D'autres Formes, Arrivaient Aux
Mêmes Pensées.
La Première Idylle, On L'entrevoit Par Le Peu Que Nous Avons Dit, À La
Fois Douce Et Grave, Et Composée Avec Art, Mérite Le Rang Qu'elle Occupe
En Tête Du Recueil; Un Ancien A Eu Raison De Dire Qu'elle Justifie Ce
Mot De Pindare: «A L'entrée De Chaque Oeuvre, Il Faut Placer Une Figure
Qui Brille De Loin.»
Si Je Pouvais Me Donner Toute Carrière[3], J'aurais Peine À Ne Pas Aller
Droit, Comme La Chèvre, Aux Parties Scabreuses Et, Pour Ainsi Dire, Aux
Endroits Escarpes De Théocrite, À Cette Idylle Quatrième, Par Exemple,
Qui Semblait Si Peu En Être Une Aux Yeux De Fontenelle, Et Dont Le Trait
Le Plus Saillant Vers La Fin Est Une Épine Que L'un Des Interlocuteurs
S'enfonce Dans Le Pied, Et Que L'autre Lui Retire. J'en Donnerais La
Traduction Mot À Mot, En Tâchant D'en Faire Saisir Le Parfum Champêtre
Et Comme L'odeur De Bruyère Qui Court À Travers Ces Propos Familiers
Et Simples. Puis Je Traduirais En Regard (Car Ces Premières Idylles De
Théocrite Se Correspondent, Se Corrigent Et Se Rejoignent Exactement
L'une L'autre Comme Les Tuyaux Du Syrinx, Et C'est Déjà Être Infidèle
Que D'en Détacher Une Ou Deux Isolément), Je Traduirais, Dis-Je, En
Entier L'idylle Sixième, Toute Poétique, Et Dans Laquelle Les Deux
Bouviers Adolescents Ou Pubères À Peine, Damoetas Et Daphnis, Se Mettent
À Chanter Les Agaceries De La Nymphe Galatée, Qui Jette Des Pommes Au
Troupeau Et Au Chien De Polyphème, Et Les Coquetteries Du Cyclope, Qui
Fait Semblant À Son Tour De Ne La Point Voir. Ici Ce N'est Pas Derrière
Les Saules Que Fuit Galatée, Comme Chez Virgile, C'est Dans La Mer
Qu'elle Se Replonge, En Nymphe Qu'elle Est; Et La Belle Vague, Apaisant
Son Bouillonnement, La Laisse Voir À La Nage Sur La Grève: Le Chien Est
Là Qui Regarde Vers La Mer En Aboyant. Après L'idylle Quatrième, Qui
Était Un Peu Maigre, Après L'idylle Cinquième, Qui Était Surtout
Piquante Et Querelleuse, Rien Ne Repose Et N'enchante Comme Cette
Manière De Symphonie Aimable Entre Les Deux Chanteurs Unis, Dont Aucun
N'est Vainqueur, Dont Aucun N'est Vaincu.
[Note 3: C'était Pour Le _Journal Des Débats_ Que J'écrivais Ces
Articles, Et Je M'y Sentais Un Peu À L'étroit.]
J'allais Dire Que Rien N'égale Cette Grâce De La Sixième Idylle, Mais
Théocrite Lui-Même L'a Surpassée. La Huitième Idylle, Entre Les Deux
Enfants, Daphnis Et Ménalcas, Est Peut-Être La Plus Caractéristique Du
Genre Pastoral Pur, La Plus Véritablement Charmante, La Plus Simple
Et La Plus Innocente Aussi, Placée Aux Limites De L'enfance Et De
L'adolescence. Nulle Églogue Ne Respire Davantage La Félicité De La
Campagne, L'abandon Et La Joie Facile; Il S'y Mêle La Plus Naïve Rougeur
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